Paul Krugman se délecte de son quart d’heure de gloire. Si l’économiste vedette de la côte Est pouvait déjà compter sur une solide cote bien avant son prix Nobel, attribué l’an dernier, il est devenu depuis la coqueluche de la gauche américaine. Ses chroniques dans le New York Times sont parmi les plus lues et les plus commentées du vénérable quotidien. Ses livres - des précis d’économie - sont des best-sellers (1).
Le professeur de Princeton peut s’enorgueillir de faire partie de la petite poignée d’économistes qui avaient prévu la débandade des marchés financiers depuis plus d’une décennie. Dès la fin des années 90, il avait dénoncé la dérégulation excessive des marchés. Mais ce sont ses chroniques politiques, quand il s’acharnait contre l’administration Bush et sa guerre en Irak, qui lui ont valu le respect des cercles les plus à gauche de l’échiquier politique américain. Et, curieusement, l’arrivée au pouvoir des démocrates n’a en rien calmé ses ardeurs. A tel point qu’il est en passe de s’arroger le titre de détracteur en chef de Barack Obama.
Vitriol. Le Prix Nobel n’avait jamais caché sa réserve à l’égard du candidat démocrate. Pendant la campagne présidentielle, il lui avait préféré le populisme de John Edwards, puis celui d’Hillary Clinton quand la joute pour l’investiture démocrate s’était réduite à l’ancienne first lady et au sénateur de l’Illinois. Krugman n’aimait pas le plan de santé de Barack Obama, qu’il jugeait trop timide. Ses critiques, bien qu’obsessionnelles par moments, étaient encore contenues. Mais depuis la victoire d’Obama, Krugman se déchaîne. Le ton vire parfois au vitriol. Et ses banderilles visent invariablement les plans de relance de la nouvelle administration, qu’il qualifie tous d’insuffisants. «J’ai l’impression qu’elle [l’administration, ndlr] ne cherche qu’à gagner du temps au lieu d’admettre la réalité des pertes essuyées par les banques et de faire ce qui est nécessaire pour nettoyer ce foutoir. Nous avons critiqué le Japon pour sa lenteur pendant sa décennie perdue, mais nous faisons la même chose», déclarait-il lundi devant un parterre de journalistes étrangers à New York.
Pour Krugman, seules des mesures fortes viendront à bout de la crise actuelle. Il se fait l’avocat d’une augmentation des dépenses publiques, d’une régulation drastique de la place financière, de la mise en place d’un filet social américain sur le modèle des systèmes européens et d’une nationalisation temporaire des banques en difficulté, en particulier les mammouths Citigroup et Bank of America, qu’ils traitent de «zombies». Le plan de l’administration de rachat des avoirs toxiques des banques n’est qu’un emplâtre sur une jambe de bois. «Le problème est que nous avons une administration qui va chercher conseil chez ceux qui ont créé cette crise», une critique à peine voilée contre Timothy Geithner, le secrétaire au Trésor, et Larry Summers, le principal conseiller économique d’Obama, qu’il accuse de «baigner dans la culture de Wall Street».
Sermonné. Malgré tout le respect qu’il inspire, Krugman commence à courir sur le système de la nouvelle administration. «Si Paul Krugman a de bonnes idées sur la façon de dépenser notre argent efficacement pour relancer l’économie, alors nous le ferons», lançait un Barack Obama plutôt irrité lors de la présentation de son stimulus économique en février. Pour certains, les attaques incessantes du chroniqueur ne sont que l’expression de son ressentiment pour n’avoir pas été retenu dans le cercle des conseillers du Président. «Les gens de l’administration me lisent et parfois ils me sermonnent pour mes chroniques, donc je ne me sens pas vraiment ignoré», rétorque l’économiste.
Cette sûreté étonne de la part d’un homme gauche et rond, timide, se cachant derrière sa barbe poivre et sel. Son élocution souvent trébuchante n’est pourtant qu’un leurre : le ton est toujours ferme. «Je n’ai pas besoin de participer à des réunions, je suis plus visible avec mes chroniques et mon blog», assène-t-il. La gloire lui monterait-elle à la tête ? Krugman s’en défend. «Je vis comme avant et je dois toujours perdre 15 kilos», dit-il en rougissant. Plus sérieusement, il est convaincu qu’il est le critique «loyal». «Les gens comme moi ne vont pas virer républicains parce qu’ils sont mécontents. Je critique Obama parce qu’il n’en fait pas assez. S’il présente un nouveau plan de relance, je serai le premier à applaudir, mais je crains que si ses programmes ne se révèlent pas efficaces rapidement, il perde le soutien du public.»
Si Krugman n’est pas prêt à admettre qu’il pourrait avoir tort, il sait aussi que la célébrité n’est pas toujours bonne conseillère. «Je suis en couverture de Newsweek, c’est un mauvais signe», lâche-t-il avec un sourire. Reste qu’il va réduire son temps d’enseignement à Princeton pour se lancer dans le circuit des conférences et des talk-shows. Obama n’a pas fini d’entendre parler de lui.
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