Encore un bon texte de Jean Dion aujourd'hui!
Les vieux
Jean Dion
Édition du samedi 31 mars et du dimanche 01 avril 2007
De vieux partis ont trouvé cette semaine qu'on leur manquait pas mal de respect, après toutes ces années à travailler fort pour la société.
«Voyez-vous ça. Vous passez votre vie à faire des choses utiles, à créer des comités, à examiner des dossiers, à répondre à côté des questions, à taponner pour gagner du temps, puis arrive le jour où on vous dit de débarrasser le portrait, de laisser la place à d'autres qui ont promis de créer des comités, d'examiner des dossiers, de répondre à côté des questions et de taponner pour gagner du temps. C'est ça, le monde d'aujourd'hui: dégage, pepère. T'es pu bon à rien. Va crever dans ton coin, et fais ça vite, on a besoin du morceau d'héritage que t'as étonnamment pas réussi à dépenser pour mener ta grosse vie sale», ont déclaré, la larme à l'oeil, les vieux partis assis sur leur chaise où ils se sont tant bercés d'illusions, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en pensant que le mouvement simultané de poussée de l'un et de recul de l'autre dans une parfaite harmonie était éternel.
«Ils n'ont pas le droit de nous faire ça. C'est trop ingrat», ont ajouté, la voix tremblotante, les vieux partis, insistant pour dire que puisque la famille ne les avait de toute évidence pas compris, ils songeaient sérieusement à changer de famille.
Pour illustrer l'opprobre dont ils font l'objet, les vieux partis ont noté qu'on leur attribuait un qualificatif tombé en désuétude et aujourd'hui considéré comme péjoratif. «Nous ne sommes pas vieux. Nous sommes des partis aînés, des partis mûrs, des partis matures, des partis avec de l'expérience, des partis sages, des partis qui ont encore de belles années devant eux, des partis qui connaissent le tabac, des partis qui ont vu neiger. Pourquoi il y a juste nous qu'on appelle "vieux"? Même un vieux char, on en dit plutôt aujourd'hui qu'il a "fait ses preuves". Mais non, on sait bien, les partis, c'est de la marchandise jetable. Ton programme ne fait plus mon affaire parce que ça ne me tente plus qu'il fasse mon affaire même si tu y as consacré des centaines et des centaines d'heures pour être bien certain qu'il ne veuille rien dire? Just too bad! C'était à toi d'avoir une tête qui me reviendrait! Salut, l'épave!», ont déclaré les vieux partis à l'unisson, habitués qu'ils étaient à tout faire ensemble, l'un contre l'autre, sans personne pour les déranger.
Les vieux partis ont dit craindre pour leur mode de vie conjugal maintenant que leur rejeton a décidé de quitter le troisième sous-sol pour proposer une «formule de colocation différente» inspirée d'une démarche qui change de contenu tous les mois mais qui semble quand même pogner auprès des actionnaires. «Le pire, c'est qu'il s'agit bien du fruit de nos entrailles, ont-ils déploré. Il est né de la cuisse de l'un, puis, dès qu'il a été en mesure de respirer par lui-même, il est allé frencher l'autre. Après, il nous a tous les deux envoyés promener, même s'il n'avait pas d'amis. Avoir su, le soir où on l'a engendré avec nos turpitudes, on aurait joué aux dominos ou quelque chose plutôt que d'avoir le rapport à l'air.»
Les vieux partis seraient bien prêts à laisser au jeune un peu d'espace, d'autant plus qu'il a promis d'être autonomisant et de faire le ménage. «Mais on a vite compris que ce dont il parlait, c'était d'un ménage à trois. Pas sûr qu'il y ait de la place pour trois. Peut-être qu'il va falloir qu'il y en ait un qui passe l'arme à gauche, parce qu'à droite, faut dire que c'est pas mal achalandé», ont fait savoir les vieux partis avant de commencer à s'obstiner pour savoir lequel des deux irait vivre dans le seul coin qui soit intéressé à faire passer quoi que ce soit à gauche, soit chez les intellectuels du Plateau, une bande de déconnectés qui prétendent savoir ce qui se passe ailleurs que dans leur nombril.
«En tout cas, ce qu'on sait, c'est qu'à l'avenir, au lieu d'un gars en train de se parler tout seul dans la cave, on va chaque fois avoir droit à un gros party dans le salon avec plein de monde qu'on connaît même pas. C'était bien mieux avant, quand il y avait juste deux équipes et qu'on jouait avec pas de ti-casses», ont souligné les vieux partis.
Par-delà leur détresse, les vieux partis ont quand même dit trouver particulièrement révélateur que tous les experts aient commencé de rédiger leur oraison funèbre alors même qu'ensemble, comme les deux vieux copains qu'ils n'ont jamais cessé d'être, ils ont recueilli 60 % des appuis. «C'est sûr, il y a du monde qui s'excite dès que trois ou quatre votes changent de bord. Mais heille, ensemble, unis comme jamais, on a quand même été deux fois plus populaires que le jeune. C'est drôle, 50 % + 1, ça semble suffire dans certains cas, mais 60 %, c'est pas assez bon pour les vieilles guenilles de notre trempe. Guenille, trempe, la comprends-tu?», ont-ils vociféré avec leur dentier, question de montrer qu'ils n'ont rien perdu de leur mordant.
«D'ailleurs, s'est empressé de poursuivre l'un d'eux, je ne suis pas si vieux que ça. Lui [l'autre vieux] est vieux. Moi, je ne suis qu'un jeune vieux. Et j'aimerais vous rappeler que vous n'avez pas arrêté de dire que le jeune était, au fond, un vieux jeune. Pourriez arrêter de nous taper dessus deux minutes, non?»
Les vieux partis disent tout de même craindre qu'on ne cherche à plus ou moins brève échéance à les placer en centre d'accueil, voire à les contraindre à une forme de CHSLD -- la Coalition hétéroclite des souverainistes et des libéraux délaissés --, où on n'irait les voir que tous les quatre ans, et encore, pour leur dire de se tenir tranquilles et de ne pas se répandre dans les couches de la population. «Ce serait terrible, ont-ils convenu. Passer toute sa vie à proposer des solutions pour se ramasser à se faire proposer des solutés.»
En guise de conclusion, les vieux partis ont reconnu que lorsque, avant l'entrevue, ils étaient allés dire aux citoyens qu'ils avaient compris leur message et allaient agir en conséquence, c'était même pas vrai. «Comment voudrais-tu qu'on ait entendu le message de l'électorat? On est sourds comme des pots», ont-ils relaté.
S'ils n'entendent pas, les vieux partis entendent tout de même consacrer leurs prochains temps libres à ne rien tenir pour acquis et à faire des démarches auprès des compagnies d'assurance vie qui n'exigent aucun examen de santé de l'organisme, juste au cas où. «Si nous nous étions un peu plus tenus au lieu de nous nuire mutuellement, pas sûr que le jeune aurait pu se faufiler. La prochaine fois, on va se concocter un préarrangement, ramener les choses à la normale et taponner en paix entre nous pour les siècles des siècles.»
FIN DE LA CITATION
SOURCE:LE DEVOIR
PS (Voyez, je déroge parfois à ma règle de ne pas retranscrire en entier des textes cadenassés lorsqu'ils en valent la peine, qu'ils ne sont pas disponibles ailleurs et qu'il y a un journal qui ne m'a pas été livré dans les jours précédents.
Une vrai délinquante quoi!
)
AF